Caravaggio sconosciuto : livre de Franco Moro

Une poignée d'artistes des Temps modernes a désormais quitté le champs de l'histoire de l'art pour appartenir à un imaginaire collectif où l'approximation, l'exagération et le contresens dominent, offrant une image fausse mais séduisante de ces créateurs et de leurs œuvres. Caravage, à l'évidence, compte parmi ces malheureux élus, pour lesquels il est désormais délicat voire risqué de proposer une nouvelle vision critique. Aux travaux pionniers entrepris par Roberto Longhi, de sa thèse de 1911 à sa magistrale monographie publiée en 1952, se sont succédé par la suite de solides travaux dus à sa disciple Mina Gregori, Maurizio Calvesi et Maurizio Marini pour ne citer que les plus notables. L'identification d'un corpus d'une cinquantaine d’œuvres acceptées par les historiens les plus sérieux, la découverte d'archives mettant en lumière une vie tumultueuse marquée dans ses ultimes années par le crime et la fuite, et surtout la reconnaissance du rôle majeur de ce peintre dans la transformation artistique opérée vers 1600 en Italie ont fait de Caravage plus qu'un artiste : une icône, synonyme donc de fantasmes, spéculations et déchirements qui dépassent largement sa personnalité. Une série de fictions plus ou moins imaginaires, de nombreuses expositions sur le peintre et son influence organisées un peu partout en Europe et aux États-Unis, tout comme pléthore de publications souvent répétitives où la qualité ne le dispute pas toujours à la quantité, ont fini ces dernières décennies par faire entrer Caravage dans le domaine de la culture populaire au même titre que Léonard ou Michel-Ange. Ou plutôt les Caravage : le fanfaron bravache, symptomatique de la concurrence féroce entre artistes dans la Rome de 1600, dont les excès vont du plat d'artichaut jeté à la face d'un serveur au crime de sang d'une gravité irréversible ; le dévot passionné, peignant les humbles selon la pauvreté du Christ, en accord avec une lecture profondément humaniste mais tragique de la foi catholique ; l'ambitieux, peinant à ses débuts dans la Ville éternelle puis rencontrant la faveur du haut clergé, des élites napolitaines et des chevaliers de Malte, jusqu'à ce qu'un destin funeste n'en décide autrement ; le sensuel amoureux des corps, tantôt porté sur des Romaines d'une vertu probablement douteuses, tantôt attiré par des garçons d'atelier tout juste adolescents_ et pourquoi pas un Caravage bisexuel, après tout ?

La biographie de l'artiste, fugace mais intense, parcourue de rebondissements et surtout de contradictions absolument modernes, a donc largement pris le pas sur l'art de Caravage, quand elle ne sert pas à l'expliquer de façon univoque et superficielle. Pourtant, l'activité du peintre fait souvent ces dernières années l'objet d'une actualité sensationnelle à larges de coups de prétendues (re)découvertes, mouvement qui fait désespérer de l'intérêt que porte une partie des médias pour le patrimoine. Sans nuance, la presse internationale a présentés comme des peintures authentiques de Caravage un Saint Augustin à l'évidence d'une autre main, tout comme un Martyre de saint Laurent bien faible pour être du maître, et les fameux Caravage de Loches qui s'avèrent rien d'autres que des copies anciennes (et majeures pour la fortune précoce de Caravage en France, ce qui intéresse hélas moins les gros titres...). D'autres exemples pourraient être cités, et rares sont les cas d'une portée scientifique réelle. Récemment, la présentation au public d'une Judith décapitant Holopherne provenant d'une collection toulousaine a suscité un débat intense mais justifié sur sa possible autographie, documenté par l'existence d'autres versions, une abondante littérature artistique et surtout l'époustouflante qualité de la toile_ nous avouons avoir été assez favorables à y reconnaître Caravage lui-même, non sans réserves. Faute d'une personnalité faisant totalement autorité aujourd'hui sur le peintre, la discussion est loin d'être close, mais elle apporte une réelle nouveauté à notre appréciation de Caravage, qu'il soit ou non l'auteur de ce tableau.


Le livre de Franco Moro, Caravaggio sconosciuto, participe justement à cet accroissement polémique du corpus. Il propose de réattribuer pas moins d'une soixantaine de tableaux et quelques dessins à Caravage, une grande part conservée aujourd'hui dans des collections publiques sous un autre nom, faisant ainsi plus que doubler la production généralement reconnue. Cette thèse pour le moins audacieuse voire provocatrice mérite à l'évidence d'être considérée, vu la réputation de son auteur comme de son éditeur. L'examen se justifie aussi par la réception critique assez limitée de ce Caravaggio sconosciuto, promu avec une relative bienveillance par la presse, et guère commenté par la communauté scientifique, même si l'ouvrage a eu l'honneur d'une présentation à la Fondazione Roberto Longhi, temple des études caravagesques s'il en est. Ce silence serait-il évocateur ? L'auteur comme l'éditeur, pourtant, étaient connus jusqu'ici pour leurs apports notables à la connaissance scientifique. Historien de l'art indépendant, Franco Moro a publié de nombreux textes sur la peinture italienne de la Renaissance et du Seicento, de la Lombardie à Naples ; il a également collaboré à des expositions organisées par les galeries parisiennes Tarantino puis Ratton & Ladrière. Quant à Allemandi, cette maison d'édition turinoise est réputée pour ses beaux livres d'histoire de l'art, au texte dense et exigeant, à la belle iconographie fournie, qu'il s'agisse du patrimoine piémontais ou de monographies variées. Au vu de ces pedigrees, l'on était en droit d'attendre un ouvrage remarquables sur Caravage, l'un des plus retentissants sur le sujet parmi les trop nombreux édités ces dernières années. C'est peu de dire que la déception est à la hauteur des espérances.

Caravaggio sconosciuto, copieux ouvrage, entend pas moins combler une immense lacune dans la vie et l’œuvre du maître : les vingt premières années de sa vie, entre sa naissance en Lombardie en 1571 et son installation à Rome vers 1592. Cette longue période nous est essentiellement connue par quelques pièces d'archives notariées sans rapport avec une production artistique. Un contrat passé le 6 avril 1584 pour une durée de quatre ans auprès de Simone Peterzano confirme un apprentissage initial à Milan. Les premiers biographes de Caravage ne font guère allusion à cette formation, et se montrent d'ailleurs peu bavards au sujet de l'artiste avant sa période romaine. Seul Bellori s'étend, pour le moins vaguement, sur le jeune Caravage, évoquant une production de portraits et un séjour à Venise où il admira plus particulièrement Giorgione. Encore que ses Vite n'ont été publiées qu'en 1672, soit plus d'un demi-siècle après la disparition de Caravage...la formation du langage si marquant de Caravage ne nous est donc connue que par bribes, auxquelles doit s'ajouter le contexte culturel où s'épanouit le jeune artiste, bien mieux documenté. Franco Moro revient donc sur près d'un siècle d'art en Lombardie, de la majesté mystérieuse de Léonard à la rigueur naturaliste des Campi en passant par le classicisme excentrique de Lotto. Il souligne également comment Caravage a très bien pu se familiariser avec la culture flamande, largement diffusée en Italie du Nord, et la peinture vénitienne, qui vit les derniers feux de la Renaissance avec la mort de Véronèse en 1588 puis celle de Tintoret en 1594. Les premiers tableaux de Caravage à Rome reconnus par la critique confirment clairement cette éducation visuelle vénéto-lombarde : le Repos pendant la Fuite en Égypte (Rome, Galerie Doria-Pamphili) découle d'une méditation sur les poésies religieuses de Titien et de Bassano, tandis que le Jeune garçon portant une corbeille de fruits (Rome, Galerie Borghèse) n'est pas totalement étranger aux scènes de genre peintes à Crémone à la fin du Cinquecento. Tout cela est fort juste, mais Franco Moro n'invente rien. Son propos découle clairement du Caravaggio de Longhi, qui avait retracé avec tout son génie intellectuel ce formidable siècle artistique, de Milan à Brescia, de Bergame à Venise, qui façonna le langage pictural de Caravage. Cette reprise, enrichie de quelques autres références d’œuvres ou d'artistes, n'a rien de dérangeant, elle sert bien au contraire à préparer le terrain pour le cœur même de l'ouvrage, bien plus problématique.

Le Caravaggio sconosciuto dont il est question se présente comme un jeune portraitiste dans le Milan des années 1580 jusqu'au début de la décennie suivante. Encore que cet aspect de l'art de Caravage repose exclusivement sur des témoignages littéraires postérieurs, Bellori comme on l'a vu et quelques notes à la biographie que lui consacre Giovanni Baglione dans ses propres Vite en 1642_ un témoignage loin d'être négligeable, Baglione ayant connu Caravage à Rome même si leurs rapports furent conflictuels. A cette pauvreté des sources s'ajoute le fait que le corpus des portraits de Caravage aujourd'hui établi appartient à une période de maturité et reste l'objet de débats d'attribution. Deux portraits peints pendant le séjour maltais (1607-1608) font l'unanimité parmi les spécialistes : Alof de Wignacourt (Paris, musée du Louvre) et Antonio Martelli (Florence, Palazzo Pitti) figurant respectivement le grand maître et un chevalier de l'ordre de Malte. S'y ajoute un portrait féminin (une courtisane ?) peint durant les débuts romains, à la fin des années 1590, hélas détruit à Berlin en 1945. Au cours du XXe siècle et des récentes décennies, le nom de Caravage a été prononcé pour une série d'effigies de personnages prestigieux de la Rome papale : possiblement le poète Giambattista Marino (l'identité du modèle est elle aussi incertaine !), le cardinal Maffeo Barberini (futur Urbain VIII) et même le pape Paul V Borghèse, pour ne citer que les cas les plus plausibles. Leur attribution demeure en suspens, le consensus étant loin d'être fait au sein de la critique...ainsi, l'activité de portraitiste de Caravage demeure un sujet à traiter avec une grande prudence, et encore plus pour la période antérieure à Rome dont aucune œuvre n'a pu être identifiée avec certitude.


Anonyme (attribué par Franco Moro à Caravage), Portrait d'Alessandro Alberti et un page, milieu du XVIe siècle, huile sur toile, 124,2x102,7 cm, Washington, National Gallery of Art

Cette situation matérielle et intellectuelle de Caravage portraitiste devrait donc inciter à la retenue, sauf découverte d'un nouveau document ou apparition d'une œuvre inédite à l'autographie indiscutable. C'est d'ailleurs moins une pensée scientifique qu'une forme d'intuition qui conduit Franco Moro à attribuer à Caravage, en premier lieu, une série de quatre portraits de jeunes gens. Que ces tableaux se rattachent à l'école lombarde ou émilienne de la fin du XVIe siècle paraît très probable, l'auteur évoquant une tradition du portrait vériste liée à Moroni comme aux Campi. Leur attribution à Caravage s'avère bien plus hasardeuse. Aucun argument solide n'est vraiment fourni, l'analyse se perdant en conjectures, convoquant Goltzius, Raphaël, Parmesan ou encore les portraits du Fayoum...pire encore, l'ensemble considéré comme appartenant à une même période de Caravage frappe par son hétérogénéité. Ce sont bien quatre œuvres d'autant de mains différentes, chacune ayant sa propre facture en matière de lumière, de texture et de couleur, et surtout une qualité variable d'une toile à l'autre. Un Portrait de jeune homme à la fraise et la casaque, notamment, a les honneurs d'une comparaison avec La Vocation de saint Matthieu, Les Tricheurs et les deux versions de La Diseuse de bonne aventure. Si l'effigie présente en effet le même type d'habillement que sur les toiles certaines du jeune Caravage à Rome, sa raideur et sa sécheresse_ encore plus manifestes sur le détail du visage reproduit en pleine page_ ne lui permettent guère de tenir la comparaison avec les chefs-d’œuvre indiscutables. Les autres portraits assignés par Franco Moro au jeune Caravage appellent les mêmes réserves, donnant l'impression d'un artiste caméléon en quête incessante d'un style personnel, oscillant entre la rigueur pyschologique et formelle des Bassano et la sophistication formelle du maniérisme tardif dans le Portrait d'Alessandro Alberti et un page (Washington, National Gallery of Art) qu'il convient de laisser dans l'anonymat et plus tôt dans le siècle. C'est le cas également d'un Saint Jérôme au désert peut-être de Moroni, rapidement rapproché du Saint Jérôme à l'étude de Caravage à Malte.



Anonyme (attribué par Franco Moro à Caravage), Portrait d'un jeune homme, vers 1600, pierre noire et craie blanche sur papier brun clair, 17,9x13 cm, Milan, Biblioteca Ambrosiana

Franco Moro s'attaque encore péniblement à un autre dossier controversé sur Caravage : son activité graphique. Aucun historien de l'art rigoureux ne reconnaît aujourd'hui de dessin de l'artiste, décrit par ses contemporains comme peignant directement sur la toile sans passer par l'étude préparatoire_ nombre de caravagesques suivront d'ailleurs la même méthode, de sorte que leur production dessinée est rare voire inexistante sinon quelques heureuses exceptions comme Honthorst. Qu'importe, pour l'auteur de Caravaggio sconosciuto, "son" artiste a dessiné lors de ses années d'apprentissage, bien qu'aucune œuvre incontestable de maturité ne puisse étayer la démonstration dans ce cas. La démarche plutôt osée et périlleuse n'est pas sans rappeler l'incroyable "affaire" de la découverte d'une centaine de dessins prétendument de Caravage dans les fonds du Castello Sforzesco à Milan. Certaines feuilles de cette collection, ainsi que de la Biblioteca Ambrosiana et de l'Accademia Carrara de Bergame, constituent selon Franco Moro des témoignages précoces d'une activité graphique de Caravage. L'ensemble est mis très justement en regard d'une pratique du dessin en terre lombardo-vénitienne, de Léonard à Jacopo Bassano en passant par Savoldo et bien sûr Simone Peterzano, le maître de l'artiste. Il s'agit effectivement d'études de têtes, tracées à la pierre noire ou aux trois crayons sur des papiers colorés, d'une physionomie farouche et d'une personnalité intense. De nouveau, la diversité de qualité et de facture s'avère déconcertante, de sorte qu'il est possible de reconnaître plusieurs mains parmi ces feuilles. Plus gênant encore, la question chronologique, pourtant si cruciale pour la carrière brève et féconde de Caravage, est traitée avec une certaine légèreté. Dans certains dessins clairement typés de la fin du XVIe siècle, soit en théorie à une période où Caravage suit son apprentissage à Milan, l'auteur croit reconnaître des études utilisées pour des tableaux de la période romaine : ici un buste d'homme barbu qui aurait été exploité pour l'un des religieux de La Madone du Rosaire aujourd'hui au Kunsthistorisches Museum, là le visage d'une jeune fille peut-être destinée à La Sainte Famille en dépôt au Metropolitan Museum (un tableau qui ne fait d'ailleurs pas l'unanimité !). Le Caravage de la maturité aurait-il remployé des études un peu naïves de ses jeunes années ? Ce hiatus entre les techniques du dessin et de la peinture chez Caravage conduit à une autre aporie : si l'artiste dessina a ses débuts, pourquoi ne lui connaît-on aucune production graphique dans ses années les mieux documentées ? Franco Moro ne l'explique pas...


Justus Tiel (actif en Espagne à la fin du XVIe siècle) (attribué par Franco Moro à Caravage), Allégorie de l'Education de Philippe III, vers 1590, huile sur toile, 158x105 cm, Madrid, Museo del Prado

Un nouveau chapitre consacré aux portraits que Caravage aurait peints entre la fin de sa période lombarde et ses débuts romains, ne convainc pas davantage. Tout ou presque se résume encore à une spéculation sur un style du jeune Caravage dont l'on ignore tout sauf pour l'auteur de l'ouvrage. Ainsi l'artiste aurait peint un Portrait de jeune femme de profil conservé à l'Ermitage sous le nom de Sofonisba Anguissola (il est vrai discutable) d'une belle qualité d'exécution comme un Portrait d'homme en armure (Londres, collection privée) d'une main bien plus maladroite mais à considérer, selon Franco Moro, comme une anticipation du Portrait d'Alof de Wignacourt, rien que ça ! L'argumentation suscite encore plus de doutes lorsqu'elle se plaît à restituer à Caravage des portraits de personnages illustres conservés dans d'importantes collections publiques, autrement dit des œuvres déjà bien étudiées. Un Portrait de Maximilien II en pied du Prado, pourtant signé et daté par Antonis Mor et correspondant parfaitement à son style, un Portrait de jeune homme (Alexandre Farnèse ?) (Dublin, National Gallery of Ireland) vraisemblablement de Sofonisba Anguissola, et une Allégorie de l’éducation de Philippe III signée Justus Tel, obscur peintre flamand actif à la cour d'Espagne de Philippe II, sont en fait de Caravage, personne ne s'en étant rendu compte jusqu'alors ! L’auto-conviction de l'auteur atteint son comble lorsqu'il compare le personnage barbu de l'allégorie de Tiel au soldat romain de la première version de La Conversion de saint Paul (Rome, collection Odescalchi) pour Santa Maria del Popolo, un rapprochement tout sauf convaincant. Bien sûr, pas un mot sur les raisons qui aurait pu pousser Caravage à peindre des effigies de souverains Habsbourg, objets évidemment de commandes précises, mais ce Caravaggio sconosciuto ne fait gère dans la subtilité...l'on concèdera, malgré tout, que l'intégration au corpus de Caravage du Portrait présumé de Giambattista Marino déjà cité et d'un Portrait de femme au collier d'or du San Diego Museum of Art (prudemment publié sous ce nom dans le dernier catalogue du musée) mérite davantage de considération. Encore faut-il préciser que ces attributions ne sont pas le fait de Franco Moro, qui prend ici parti aux côtés d'autres historiens de l'art en faveur de tableaux déjà connus des spécialistes de Caravage.


"Maître de Hartford" (restitué par Franco Moro à Caravage), Nature morte de fleurs et de fruits, vers 1600-1610, huile sur toile, 87x113,7cm, Hartford, Wadsworth Atheneum Museum of Art

Le dossier des natures mortes est au cœur du dernier chapitre, qui prête encore largement le flanc à la réfutation. La Corbeille de fruits de la Pinacoteca Ambrosiana, chef-d’œuvre de réalisme sensoriel et d'équilibre formel, est peinte par Caravage à la fin des années 1590, alors que le genre, clairement nourri par un courant nordique, naît à peine dans la culture italienne. Si Caravage offrit d'autres sublimes morceaux de réalité dans son Bacchus des Offices et son Garçon portant une corbeille de fruits de la Galerie Borghèse, et même plus tard dans sa Cène à Emmaüs aujourd'hui à la National Gallery de Londres, le tableau milanais paraît être un unicum dans la production de Caravage, dont aucune autre nature morte n'a pu être identifiée de façon unanime aujourd'hui. Federico Zeri avait proposé en 1976 de restituer au jeune Caravage une série de natures mortes monumentales, à motifs de fleurs, de fruits ou d'oiseaux morts, pas si éloignés de ceux visibles dans la Corbeille de fruits. Dans un premier temps assez favorablement reçue, cette hypothèse a par la suite été rejetée, au profit d'un "maître de Hartford" forgé en référence à un tableau conservé au Wadsworth Atheneum Museum of Art. En 2001, Claudio Strinati a prononcé pour ces natures mortes le nom de Prospero Orsi ; surtout connu pour ses grotesques, ce peintre passa par l'atelier du Cavalier d'Arpin où il rencontra probablement Caravage dont il fut l'un des plus proches amis à Rome. Franco Moro, reprenant les thèses de Federico Zeri, restitue le corpus du "maître de Hartford" au jeune Caravage, sans apporter pour autant de nouvel argument déterminant en faveur d'une telle idée. Il se contente de rapprocher ces natures mortes de celles visibles dans les tableaux autographes de Caravage. Or, ces œuvres parmi les premières connues dans la carrière du maître se révèlent d'une qualité nettement supérieure, sans commune mesure même, avec celles du "maître de Hartford" qui auraient été pourtant peintes par la même main seulement quelques années auparavant. Peu après la parution de Caravaggio sconosciuto, la Galerie Borghèse a organisé à Rome l'exposition L'Origine della natura morta in Italia Caravaggio e il maestro di Hartford, qui a permis d'avancer dans ce débat, sinon de le clore. La réunion de ces natures mortes du "maître de Hartford" a confirmé qu'il s'agit de tableaux inspirés par Caravage, produits dans les premières années du XVIIe siècle et dus à plusieurs mains, infirmant l'intuition pourtant remarquable de Federico Zeri. La dernière attribution à Caravage opérée par Franco Moro ne laissera pas de surprendre. Il s'agit d'une Tête réversible en corbeille de fruits où se reconnait aisément le style de Giuseppe Arcimboldo. Il n'est pas anodin que ce panneau soit apparu en vente publique en Suède, où des œuvres d'Arcimboldo avaient été rapportées au XVIIe siècle après le sac de Prague. Que l’œuvre soit de la main d'Arcimboldo ou de son entourage ne change évidemment rien à l'absurdité même de la proposition de Franco Moro, confondant les antécédents et l'objet de son étude...

Laborieux, verbeux voire fumeux, l'ouvrage ne cesse d'irriter, tant son auteur était autrefois réputé pour sa contribution à la recherche. Il ne s'agit ni plus ni moins que d'un naufrage intellectuel, dont le fonds peut être largement oublié mais certainement pas la forme. Ce Caravaggio sconosciuto reflète effectivement un des écueils de l'histoire de l'art. Cette discipline, comme nombre d'activités humaines, a en effet horreur du vide et cherche sans cesse à combler des lacunes de la connaissance. Elle tâtonne, confrontant idées, documents et œuvres connus comme inconnus pour dresser le constat le plus juste de la situation artistique du passé. Son caractère scientifique mène à conforter ou écarter certaines hypothèses au fur et à mesure des découvertes, bien souvent fortuites. Toujours est-il que l'histoire de l'art, traitant certes d'éléments hautement subjectifs, se doit d'adopter une certaine objectivité, ou du moins honnêteté, en alliant l'érudition et l'humilité à un recul critique analogue à celui de toute étude historique. Les recommandations s'appliquent encore davantage dans le cas d'un artiste aussi complexe que Caravage. Caravaggio sconosciuto dévoie cette ligne de conduite en considérant un ensemble très hétéroclite d’œuvres à partir d'un matériel littéraire ténu et d'un environnement plastique commun à toute une génération d'artistes. L'auteur noie véritablement son lecteur sous une avalanche de références esthétiques fort justes, convoquant tous les grands artistes actifs en Italie du Nord au XVIe siècle ou presque, pour argumenter ses prises de position. Ce paysage visuel, de Léonard à Titien, tout jeune artiste devait l'avoir en Lombardie vers 1590 mais Franco Moro tend à penser que seul Caravage l'ait exploité voire compris. Ou plutôt un Caravage chimérique, dans le même temps un peu gauche, élaborant avec peine son future langage de maturité, et capable avec une versatilité déconcertante d'imiter certains des plus grands maîtres de son temps. Le discours repose largement sur la persuasion que Caravage serait bel et bien l'auteur d'une soixantaine de tableaux, même si revenant plus probablement à presque autant de mains, une indulgence bienveillante pouvant lui en laisser une petite poignée. Aucune source archivistique nouvelle, aucun texte ignoré, aucun examen scientifique ne vient à la rescousse de ce Caravaggio sconosciuto qu'un connoisseurship un minimum sérieux et érudit ne saurait accepter. Nous avions d'ailleurs voulu parler avec Franco Moro, sans heurts ni malice, du désaccord que nous avions au sujet de ces thèses, ce que l'intéressé a reçu avec un dédain et une hostilité qui ne l'honorent guère (d'où le ton peu conciliant de cette recension !). Son attitude, révélatrice, tendrait bien au contraire à affaiblir son discours. L'auteur a beau affirmer sur un ton péremptoire que son ouvrage résulte d'années de recherches, le résultat est finalement aux antipodes de telles prétentions. Faut-il alors tout rejeter de Caravaggio sconosciuto ? certes doivent être retenues à la marge quelques remarques ingénieuses ou des propositions d'attributions à des artistes lombards et vénitiens, mais absolument rien qui bouscule notre vision d'un des plus grands génies de l'art italien. N'est pas Roberto Longhi qui veut.

Franco Moro, Caravaggio sconosciuto, Allemandi, 2016, 368 p., 76,50 €

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