Die Poesie der venezianischen Malerei : exposition à Hambourg, Kunsthalle

Du Grand Canal aux bords de l'Elbe, le chemin paraît long, et pourtant l'Allemagne lorgne bien du côté de Venise au XVIe siècle ! Qu'on ne se trompe pas sur la résonance générique du titre, cette poésie de la peinture vénitienne qui a fait couler tant d'encre dès la Renaissance, à l'origine même du succès international et intemporel des œuvres de la Sérénissime. L'exposition d'Hambourg, à travers une approche thématique loin d'être inédite, parvient néanmoins à innover en organisant une réflexion autour de la personnalité riche mais méconnue de Paris Bordon et son contexte culturel. L'amateur d'aujourd'hui a souvent délaissé Bordon, vite lassé par une production de beautés musculeuses aux cheveux cuivrés d'une teinte aussi vive que leur peau semble laiteuse. L'erreur mérite d'être réparée car ce peintre originaire de Trévise compte sans doute parmi les meilleurs élèves de Titien, élaborant un style et un parcours à l'écart du maître. Bordon connut un succès dépassant le territoire vénitien, pour se rendre en deux occasions au moins en dehors d'Italie. Un voyage en France pourrait se situer en 1538 sous François 1er, à moins qu'il ne faille retarder ce déplacement en 1559, sous le règne éphémère de François II, en tout cas dans cette ambiance maniériste de l'école de Fontainebleau parfaitement en écho avec l'esthétique de Bordon. Le séjour en 1540 à Augsbourg, prospère cité bavaroise qui accueillit aussi Titien en 1548, répondait à une invitation des Fugger, richissimes banquiers du Saint-Empire et fastueux mécènes. De fait, les musées allemands conservent une partie significative du corpus de Bordon en dehors de la Vénétie, et la Kunsthalle d'Hambourg peut s'enorgueillir de posséder l'un des rares tableaux datés du peintre, la Bethsabée au bain de 1552.
La production pléthorique, et à vrai dire inégale de Bordon, a été bien étudiée par deux monographies exhaustives publiées à un demi-siècle d'intervalle, respectivement par Giordana Mariani Canova en 1964 et Andrea Donati en 2014. Une seule exposition rétrospective en 1984 dans sa Trévise natale précède la manifestation de la Kunsthalle, qui a le double mérite de confronter les créations de Bordon à celles de ses contemporains et de donner un bel aperçu des riches collections de peinture vénitienne dans les musées germaniques.



Paris Bordon (1500-1571), Bethsabée au bain, 1552, huile sur toile, 94x75 cm, Hambourg, Kunsthalle

La première salle dédiée aux mythologies donne d'emblée la mesure du talent de Bordon. Deux panneaux de la jeunesse de l'artiste attestent de son intérêt pour la culture giorgionesque alors finissante, avec ses figures gracieuses évoluant dans des paysages paisibles, dont l'interprétation n'est pas toujours univoque. De ces travaux initiaux se dégage aussi une personnalité originale à travers la gestuelle appuyée des personnages d'une saveur déjà maniériste, tout comme la palette dominée par des teintes tranchées allant jusqu'à des nuances acides ou électriques. Dans ses années de maturité, Bordon apprécie plus particulièrement les couples rapprochés dans l'intimité, l'homme aux membres musculeux légèrement burinés, la femme aux courbes généreuses d'un teint nacré contrastant avec l'éclat fauve de leurs cheveux tressés. Jupiter et Io comme Mars et Vénus entretiennent des relations adultères sans souci de moralité, parfois sous l’œil malicieux d'un Cupidon rappelant qu'il est surtout question d'amour. Étonnamment, la formule est adoptée pour un portrait matrimonial sous les apparences du dieu de la guerre et de la déesse de l'amour, aux antipodes de la légitimité, dans une composition allégorique exaltant l'érotisme le plus suave et la confiance matrimoniale la plus exigeante.


Paris Bordon (1500-1571), Jupiter et Io, 1550, huile sur toile, 136x117,5 cm, Göteborg, Göteborg Konstmuseum

La venue à Venise de l'architecte bolonais Sebastiano Serlio, fuyant Rome mise à sac, participa au renouveau de l'esthétique picturale locale, attirée par une mise en scène plus complexe où les actions dramatiques se déroulent dans des bâtiments à l'antique détaillés avec érudition. Bordon participa avec une audace séduisante à cette mutation en peignant des scènes bibliques ou romaines dans des édifices gigantesques à la perspective vertigineuse, puisant intelligemment dans les célèbres Libri di Architettura de Serlio publiés à partir de 1537. Il place Auguste et la Sibylle de Tiburce (Moscou, musée Pouchkine)_ un tableau qui appartint au XVIIe siècle au cardinal Mazarin_ sur un dallage précédé de quelques marches, entre deux séries de portiques et loggias, selon les principes de la scena tragica de Serlio. L'architecture devient un arrière-plan monumental et dramatique, peuplé d'une forêt de colonnes semblant infinie, dans une série de toiles religieuses d'une profonde tension dramatique : les graves édifices de David et Bethsabée (Baltimore, The Walters Art Museum) relatent la tentation coupable du roi frappé par la beauté de cette épouse, innocemment dénudée au bain, et l'ange Gabriel de L'Annonciation semble devoir parcourir une distance immense pour délivrer à la Vierge son message divin. Il s'agit incontestablement d'un chef-d’œuvre du maniérisme italien, joyau du musée des Beaux-Arts de Caen qui possède l'une des plus belles collections de peinture vénitienne de la Renaissance en France.


Paris Bordon (1500-1571), L'Annonciation, vers 1545-1550, huile sur toile, 102x196 cm, Caen, musée des Beaux-Arts

En bon peintre de la venezianità, Bordon a apporté sa contribution à l'iconographie du nu féminin couché, à l'origine d'une tradition fortement ancrée dans la culture visuelle occidentale. Sa Vénus endormie et Cupidon reprend le tableau iconique de Giorgione et Titien aujourd'hui à Dresde, du moins sous son aspect originel lorsqu'il comprenait le petit dieu de l'amour réveillant sa mère pour qu'elle préside un mariage. Plaçant la belle déesse dans un heureux paysage, il prolonge cette culture giorgionesque brillamment développée à Venise dans le premier tiers du Cinquecento par Palma Vecchio, ici habilement représenté par une Vénus couchée (Dresde, Gemäldegalerie). L'image de Bordon relève toutefois d'une nouvelle lecture de ce sujet, par l'aspect pittoresque de la narration, avec Cupidon enlevant la draperie de Vénus afin qu'elle se lève, et une importance amoindrie du paysage dans l'élaboration du tableau. Cette approche n'est pas si éloignée de celle de Lambert Sustris, ce peintre néerlandais qui s'intègre brillamment au milieu vénitien, travaillant dans les années 1540 à Padoue. C'est sans doute dans cette ville qu'il peint une Vénus couchée (Saint-Pétersbourg, musée de l'Ermitage) à l'abri d'une loggia, devant un joli paysage verdoyant ; une autre Vénus (Amsterdam, Rijksmuseum), apparemment plus tardive, constitue une variation troublante sur la fameuse Vénus d'Urbin, même si l'on ignore les liens de Titien avec ce peintre étranger. Le type physique de la jeune femme, pour le moins naturaliste, et sa tension gestuelle témoignent par contre de contacts avec Bordon. Comme ce dernier, d'ailleurs, Sustris se rendra à Augsbourg pour répondre au goût pour la modernité vénitienne des élites bavaroises.


Paris Bordon (1500-1571), Vénus endormie et Cupidon, 1560-1565, huile sur toile, 86x137 cm, Venise, Galleria Giorgio Franchetti alla Ca'd'Oro

Une salle dédiée aux grandes figures de la culture vénitienne de la Renaissance, à travers leurs portraits gravés par leurs contemporains ou a posteriori, et à quelques fondamentaux de l'historiographie de Giorgio Vasari à Jacob Burckhardt en passant par Lodovico Dolce, aurait gagné à être placée en introduction plutôt qu'en milieu de parcours. La suite s'annonce plus pertinente puisqu'il est question de Bordon portraitiste, une part de son activité souvent peu abordée. La confrontation avec ses contemporains manque hélas ici quelque peu de pertinence : le petit portrait de jeune homme de Titien (Francfort-sur-le-Main, Städel Museum) est une œuvre de prime jeunesse, certes de belle facture mais peu représentative et bien antérieure à l'activité de Bordon, tandis que le dessin d'un Portrait d'homme barbu au béret de Lorenzo Lotto (Vienne, Albertina) vaut avant tout par son insigne beauté et sa rareté plutôt que par l'éclairage qu'il pourrait porter sur Bordon. Deux portraits d'hommes de Palma Vecchio, l'un à l'Ermitage et l'autre au musée des Beaux-Arts de Bordeaux, trahissent l'évidente suprématie de Titien dans ce genre pendant toute la première moitié du siècle par l'élégance de leur mise en page, le mouvement des mains aussi expressifs que les traits du visage, la variété des matières, et surtout les subtils accords de couleurs sombres contrastant par moments avec quelques teintes claires sous la lumière. C'est également de ce modèle titianesque que procèdent les portraits de Bordon, également marqués par l'influence des nouveautés d'Italie centrale (Rome et Florence, en somme) qui se diffusent à Venise dans le courant des années 1540. A cet égard, l'absence de Tintoret, sans doute le peintre vénitien parvenant à la meilleure synthèse entre l'identité locale et ces éléments étrangers, se révèle hélas criante. Elle est quelque peu contrebalancée par la présence d'un portrait de Titien aussi superbe que méconnu, celui de Marco Mantova Benavides (San Francisco, The Fine Arts Museums) ; ce juriste très sensible à l'esthétique toscane_ il fit appel à Bartolomeo Ammannati pour orner sa résidence à Padoue_ comptait parmi les familiers du peintre, qui l'a immortalisé avec une science de l'introspection, une spontanéité franche mais distinguée, et une variété de noirs qui relèvent proprement du génie. Sans atteindre à un tel absolu, Bordon portraitiste se révèle d'une profonde habileté psychologique et formelle ; son Portrait de jeune homme (Florence, Galerie des Offices) s'avère remarquable par l'ampleur de la composition, nécessaire pour contenir toute la hauteur de corps et d'esprit du modèle, la main appuyé sur une table où repose un casque à l'étonnant cimier, le regard perdu dans le lointain avec la mélancolie de son âge et la distance de son rang. Ce raffinement un peu artificiel laisse entendre que Bordon a pu connaître les portraits de Francesco Salviati, l'un des meilleurs peintres toscans passant à Venise au début de la décennie 1540. Son entreprise la plus audacieuse dans ce domaine reste Deux hommes jouant aux échecs, mais est-ce seulement un portrait ? la partie disputée par les protagonistes de la toile suggère un sens allégorique au-delà de l'image même des modèles, tout comme l'arrière-plan mêlant une énigmatique colonnade et un paysage avec des hommes attablés sous une lumière plombée.


Paris Bordon (1500-1571), Deux hommes jouant aux échecs, vers 1540, huile sur toile, 116x184,7 cm, Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie

Les beautés de Venise à la Renaissance, ce ne sont pas seulement ses orgueilleux monuments et ses eaux changeantes, mais aussi (et surtout ?) des femmes aux charmes si puissants qu'elles sont souvent imaginaires. Elles se font allégories troublantes, un miroir face à leur majestueux visage. Ces femmes de l'esprit faites chair renvoient à l'idée d'une vaniteuse qui veut ignorer la fugacité de ses attraits, mais plus souvent entre en scène la notion même de peinture. Une version d'atelier de la Vénus au miroir de Titien (Dresde, Gemäldegalerie) entend non seulement relire le mythe de la beauté divine mais aussi et surtout matérialiser la force d'une image capable de séduire par son harmonie des formes, de convaincre par la richesse des textures de l'épiderme et des textiles, et même de surpasser la sculpture en suggérant une troisième dimension sur la surface plane de la toile par le reflet dans le miroir. Chez Bordon, un savoureux érotisme, une suavité de la couleur et une sophistication du mouvement prédominent sur les ambitions intellectuelles. La Jeune femme au miroir et sa servante (Hambourg, Kunsthalle) s'inspire d'ailleurs de compositions de la jeunesse de Titien avec ses figures à mi-corps dans une ambiance intimiste, délaissant l'intensité optique du maître pour un jeu de regards et de mains dont l'artificialité s'accorde avec les teintes électriques de la palette. Pour les bras de la jeune femme est conservé un rarissime dessin préparatoire (Amsterdam, Rijksmuseum), la production graphique de Bordon n'étant connue aujourd'hui que par un petit nombre de feuilles. La thématique est développée en largeur avec l'ajout d'une autre jeune femme dans Vénitiennes à leur toilette, d'une sensualité presque provocante, de très longues mèches de cheveux caressant une poitrine généreuse, largement décolletée et soulignée par les rangées de perles d'un collier ; le rouge sanguin de la robe intensifie l'énergie sexuelle du moment. Le fantasme idéalisé aurait-il basculer dans la réalité des courtisanes ?


Paris Bordon (1500-1571), Vénitiennes à leur toilette, vers 1545, huile sur toile, Édimbourg, National Galleries of Scotland

Les figures féminines isolées dans la peinture vénitienne du XVIe siècle ne sauraient toujours être qualifiées de portraits, Bordon le prouvant parfaitement. Quelques dames aux riches atours, à l'attitude à la fois réservée et assurée, les cheveux sagement noués en des coiffures compliquées, représentent des femmes contemporaines, aux traits bien individualisés. D'autres, par contre, laissent librement leur chevelure rousse_ ou plutôt blond vénitien_ glisser sur leur peau claire, largement découverte sous de fins drapés. A travers le type physique et vestimentaire de la courtisane, c'est l'image sublimé de la femme libérée des contraintes sociales d'une vie publique dominée par l'autre sexe, dont Bordon a offert à l'évidence quelques-uns des plus beaux exemples du Cinquecento.


Paris Bordon (1500-1571), Portrait d'une jeune femme, vers 1540-1550, huile sur toile, 106,8x82,5 cm, Paris, Galerie Canesso

Contexte oblige, la conclusion est laissée aux relations entre Venise et le Nord, particulièrement bien connues depuis la remarquable exposition sur le sujet tenue au Palazzo Grassi en 1999. Curieusement, Bordon y est absent ; la production de son séjour à Augsbourg est pourtant loin d'être négligeable, connue par des tableaux mythologiques et quelques portraits comme celui d'une dame de la famille Fugger (Suisse, collection privée) ou de Thomas Stahel ou Stachel (Paris, musée du Louvre). Cet attrait germanique pour la culture vénitienne passa en effet par le formidable mécénat des Fugger, banquiers du Saint-Empire, faisant venir en Bavière Bordon, Titien, Sustris ou encore Giulio Licinio pour orner leurs résidences et enrichir leurs collections. Les artistes allemands connurent donc très tôt les innovations des maîtres italiens, tel Bartel Beham, de Nuremberg, dont la Vanité (Hambourg, Kunsthalle) fut peinte à Bologne dans une manière expressionniste propre à la culture au nord des Alpes mais avec une science du coloris et une recherche de l'atmosphère imprégnées par l'environnement transalpin. L'exemple de Dürer, qui séjourna à deux reprises à Venise, est également invoqué, tout comme celui de Jan van Scorel, l'un des plus importants peintres néerlandais de la première moitié du XVIe siècle (et sans doute maître de Sustris), qui étudia avec intelligence l'exemple des antiques et des modernes à Venise puis Rome, si la Cléopâtre mourant (Amsterdam, Rijksmuseum) lui revient bien. Cet épilogue laisse un peu sur sa faim, comme si Bordon servait à l'occasion de prétexte pour évoquer des sujets plus génériques et finalement mieux connus. L'aura poétique de la peinture vénitienne aurait ainsi pu être davantage traitée sous l'angle religieux, dont Paris Bordon a livré de superbes démonstrations, ainsi Le Repos pendant la Fuite en Égypte (Édimbourg, National Galleries of Scotland) ou Saint Georges terrassant le dragon (Le Vatican, Pinacothèque) pour ne pas en citer davantage. Si l'exposition cherche parfois sa cohérence, elle n'en présente pas moins un panorama intéressant de la peinture à Venise entre 1530 et 1560 à travers la figure motrice de Paris Bordon, en le présentant avec mérite et justesse comme un peintre important de la Renaissance.

Die Poesie der venezianischen Malerei Paris Bordone, Palma il Vecchio, Lorenzo Lotto, Tizian, du 24 février au 21 mai 2017, Hambourg, Kunsthalle, Glockengießerwall 5 20095 Hamburg Ouvert du mardi au dimanche de 10H00 à 18H00, le jeudi de 10H00 à 21H00. Entrée avec les collections permanentes : tarif plein : 12 € (semaine) / 14 € (week-end et vacances) ; tarif réduit : 6 € (semaine) / 8 € (week-end et vacances) ; tarif nocturne le jeudi de 17H30 à 21H00 (8 € plein / 4 € réduit). Catalogue collectif (Hirmer, 2017, 304 pages, 45 €).

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