Dessiner la grandeur Le dessin à Gênes à l'époque de la République : exposition à Paris, musée du Louvre

Le très vertueux travail de publication des dessins italiens du Louvre entamé en 1972 vient de s'enrichir d'un remarquable ouvrage consacré aux quelques 463 feuilles de l'école génoise des Temps modernes, rédigé par Federica Mancini. Cette collaboratrice scientifique du département des Arts graphiques est également la commissaire de l'exposition estivale rassemblant un florilège de ces dessins génois, soit 80 œuvres convoquant tous les grands noms ou presque de ce foyer artistique depuis la Haute Renaissance jusqu'à la fin de l'âge baroque.

Giovanni Benedetto Castiglione (1609-1664), La Sainte Famille aux anges, sanguine, rehauts de bleu et huile sur papier, 48,7x30,1 cm, Paris, musée du Louvre

Gênes, c'est l'autre république maritime flamboyante qu'a connue autrefois l'Italie avec Venise. Les deux rivales, l'une méditerranéenne et l'autre adriatique, entretinrent d'ailleurs une féroce lutte commerciale au Moyen Âge, qui tourna à l'avantage de la Cité des Doges_ nom bien trompeur, car Gênes aussi fut régentée par des doges ! Entamant un certain déclin face aux appétits des puissances étrangères aux XIVe et XVe siècles, Gênes renoue avec la splendeur lors du Cinquecento. La mise en place d'un pouvoir proprement aristocratique en 1528 précède un véritable âge d'or qui dure jusqu'au milieu du XVIIe siècle. En témoignent encore des palais aussi fameux que fastueux, dont ceux de la Strada Nuova abritant aujourd'hui d'incontournables musées. Au même titre que Rome, Naples, Venise ou Florence, Gênes devient un point de chute apprécié des meilleurs artistes baroques, à commencer par Rubens, Van Dyck et Vouet. En 1684, la République génoise prit le parti de l'Espagne contre la France, non sans mépris pour cette dernière. La riposte de Louis XIV ne se fit pas attendre, les Français bombardant durement la ville avant que le doge ne s'humilie à Versailles. Cet épisode douloureux amorce un certain déclin de la superbe génoise, dépassée par d'autres puissances, à commencer par l'Autriche qui l'occupa un temps. La chute ne fut effective que le 14 juin 1797, jour de l'abdication du doge Giacomo Maria Brignole face aux troupes françaises. Suite au Congrès de Vienne naquit une très éphémère république de Gênes, bien vite rattachée au royaume de Sardaigne.


Piero Bonnacorsi dit Perino del Vaga (1501-1547), Naufrage d'Enée : Neptune sauvant Enée et son équipage des flots, vers 1528-1533, plume et encre noire, pinceau et lavis de gris, rehauts de blanc sur papier lavé gris, 18,6x34,9 cm, Paris, musée du Louvre

La fondation d'une école artistique moderne à Gênes se fait véritablement au contact d'artistes étrangers, qui séjournent un temps dans la cité portuaire. Quittant Rome mise à sac, Perino del Vaga rejoint Gênes en 1528 où il reste près d'une dizaine d'années. Cet élève parmi les plus doués de Raphaël exerce essentiellement son talent dans les grands décors, le plus connu étant La Chute des géants pour le palais princier d'Andrea Doria. Certaines autres de ses réalisations n'ont malheureusement pas été conservées de nos jours, sinon à travers leur dessin préparatoire à l'instar de la fresque centrale du plafond du Salone del Naufragio di Enea pour ce même Palazzo Doria. La force de l'invention, dans son ampleur spatiale, la justesse des attitudes et le clair-obscur puissant, s'adapte parfaitement à une entreprise de célébration, en puisant dans le langage raphaélesque appris à Rome. Un autre maître étranger travaille un temps à Gênes et même si son activité est plus limitée et a aujourd'hui disparu, elle dut aussi avoir un impact fondamental sur le milieu local. Considéré comme l'un des plus grands artistes de la scène vénitienne en son temps, Pordenone vient à son tour peindre au Palazzo Doria. L'étude que conserve le Louvre pour Pélias persuadant Jason de partir à la recherche de la Toison d'or témoigne d'un sens affirmé de la monumentalité au détriment d'autres effets. Tant Perino del Vaga que Pordenone, chacun à sa façon formé dans le style de la Haute Renaissance mais développant une esthétique proprement maniériste, donnent une impulsion décisive pour un art proprement génois, s'émancipant des autres foyers artistiques de la péninsule.

Luca Cambiaso (1527-1585), La Fuite en Égypte, vers 1565-1570, plume et encre brune, 20,8x31,3 cm, Paris, musée du Louvre

Luca Cambiaso demeure l'artiste génois le plus connu du Cinquecento, et à juste titre car il domine la seconde moitié du siècle. Talentueux dans la production religieuse comme le décor profane, cet artiste a été dernièrement remis à l'honneur pour sa peinture luministe annonciatrice du caravagisme et son style graphique de maturité presque "cubiste". Ses dessins du Louvre appartiennent à une veine moins audacieuse, mais toujours d'une grande efficacité. Le trait, sans fioriture, délimite les corps et les espaces avec une sobriété audacieuse. Cambiaso trace rapidement des projets de futures peintures, retables d'église ou voûtes allégoriques, ainsi que des inventions poétiques destinées à rester sur le papier. Parmi les contemporains de Cambiaso émergent les frères Andrea et Ottavio Semino, dont le Louvre possède le plus grand fonds de dessins au monde. Leur style, non dépourvu de charme, regarde plus clairement vers le maniérisme de l'Italie centrale ; une Annonciation d'Ottavio possède ainsi quelques accents toscans.


Giovanni Battista Paggi (1554-1627), La Naissance de la Vierge, vers 1597, plume et encre brune, lavis de brun sur papier gris, 30,8x24,4 cm, Paris, musée du Louvre

Le départ définitif de Cambiaso pour l'Espagne en 1583 laisse la scène génoise sans figure importante pendant une brève période. L'activité de ses élèves mérite toutefois d'être évoquée. Si Lazzaro Tavarone, le plus fidèle, reprend à son compte le tracé synthétique de Cambiaso, Bernardo Castello s'émancipe davantage et s'ouvre à des influences extérieures : Les saints de l'ordre dominicain adorant la Vierge à l'Enfant révèle un regard sur l'art du maître toscan Passignano, présent à Gênes vers 1620. Cet intérêt pour les courants novateurs de la péninsule se confirme tout au long du Seicento, "le siècle des Génois". Probablement passé par l'atelier de Luca Cambiaso, Giovanni Battista Paggi quitte sa ville natale, suite à un homicide, pour la Toscane où il réside près de vingt ans. Revenu à Gênes en 1599, il y fonde une académie du dessin sur le modèle florentin et diffuse la manière équilibrée de Passignano et Ligozzi. Si Paggi peut être tenu pour le principal artiste actif à Gênes dans le premier quart du XVIIe siècle, d'autres personnalités s'affirment : Giovanni Domenico Cappellino et son trait tremblé, le clair-obscur de Pietro Frilli Croci imposant des corps géométriques, le tracé rapide à l'encre amplifié par la pierre noire cher à Castellino Castello, le mystérieux "Triangular style master" prolongeant les expériences formelles de Cambiaso, et surtout Giulio Benso, formé à l'académie de Paggi, usant du lavis pour accentuer les effets dramatiques.


Valerio Castello (1624-1659), Sujet antique : La Mort de Méléagre (?), sanguine, lavis de sanguine, lavis de brun et rehauts de blanc sur papier, 19,2x24,7 cm, Paris, musée du Louvre

Les séjours de Rubens dans la première décennie du XVIIe siècle inaugurent des échanges fructueux de Gênes avec les autres grandes pôles artistiques d'Europe, qui en feront un des centres majeurs de l'esthétique baroque. La venue dans les années 1620 de Van Dyck ou Vouet, comme les contacts accrus des artistes génois avec la culture vénitienne et romaine, instaurent une atmosphère brillante d'émulation, entretenue par des maîtres locaux. Les talents se bousculent, très dignement présents parmi les dessins du Louvre. Passé par l'atelier de Paggi et ayant séjourné près d'une décennie à Rome (1607-1616), Domenico Fiasella se tourne régulièrement vers le classicisme bolonais pour élaborer des compositions d'un nouveau souffle en terre génoise. Un courant plus réaliste, d'inspiration flamande, s'incarne fougueusement avec Bernardo Strozzi, qui assimile aussi brillamment le caravagisme et l'art de Venise, où s'effectuera une grande partie de sa carrière ; le Louvre possède de sa main une série édifiante d'études anatomiques à la pierre noire rehaussée de blanc sur papier coloré, convaincantes de vérité. Strozzi exercera un certain attrait auprès notamment de Gioacchino Assereto, figurant avec un rare dessin, ou encore Valerio Castello. Ce dernier, malgré la brièveté de sa carrière, affirme une personnalité artistique des plus singulières, balançant entre des accents maniéristes et une veine baroque toute en fougue. Cet appel à la culture visuelle du XVIe siècle transparaît aussi chez un disciple de Castello, Bartolomeo Biscaino, dont les grandes sanguines pleines de charme évoquent étrangement Parmigianino. Passé par l'atelier de Strozzi, Giovanni Andrea de Ferrari adopte cependant une ligne souple et élégante encore fidèle à la leçon de Paggi.


Giovanni Benedetto Castiglione (1609-1664), Femme âgée racontant l'histoire de Psyché à une jeune fille, devant Lucius changé en âne, vers 1650-1655, sanguine et huile sur papier, 38,1x57 cm, Paris, musée du Louvre

Parmi tous ces artistes pour le moins doués se détache pourtant une figure hautement originale et séduisante : Giovanni Benedetto Castiglione. Cet élève de Paggi saura largement transcender la tradition génoise par ses nombreux voyages, en particulier à Rome et à Mantoue où s'achève son parcours. Castiglione compte assurément parmi les meilleurs artistes du baroque italien, capable d'une synthèse des grands courants romain, vénitien et rubénien, sans jamais perdre de vue un souci naturaliste forgé au contact de Sinibaldo Scorza, maître animalier du XVIIe génois. Son particularisme s'exprime aussi dans ses choix techniques ; Castiglione mène en effet une activité très aboutie de graveur, sans doute nourrie par les estampes de Rembrandt, privilégiant l'eau-forte et inventant le monotype. Son œuvre dessiné n'échappe pas à cette audace : il affectionne les grands formats, en écho à ses retables, où les corps amples jouent avec les réserves de la feuille. Son écriture fluide n'hésite pas à recourir à de nombreuses notations à l'huile, comme pour mieux dissiper les frontières entre peinture et dessin.


Gregorio de Ferrari (1647-1726), Épisode de l'Histoire romaine avec la Justice et la Prudence, vers 1711, pierre noire, plume et encre brune, encre grise, lavis de gris, lavis d'ocre et rehauts de blanc sur papier lavé de gris, 73,2x57 cm, Paris, musée du Louvre

Les ultimes décennies du XVIIe et la première moitié du siècle suivant, sans marquer un déclin, orientent davantage le dessin dans une dimension décorative. A ses débuts collaborateur de Valerio Castello, Domenico Piola demeure l'artiste le plus emblématique du Seicento finissant avec son style volubile, empruntant par moment son emphase à la manière romaine. Tributaire de la formation paternelle, son fils Paolo Girolamo Piola sait toutefois s'en affranchir par le caractère plus monumental et luministe de ses œuvres. Bien que sa carrière se déroule en majeure partie à Rome, Giovanni Battista Gaulli dit Baccicio mérite d'être invoqué avec l'unique feuille qu'en possède le Louvre, mise en rapport avec une entreprise qu'il mena à Gênes. Ce goût du décor trouve ses prolongements avec le gendre de Domenico Piola, Gregorio de Ferrari. Une feuille spectaculaire par ses dimensions et son illusionnisme rend bien compte de cette aisance à projeter le dessin dans un projet grandiose, sans doute ici une tapisserie. Lorenzo de Ferrari, le fils, s'investit dans les œuvres décoratives avec la même facilité. Son contemporain Alessandro Magnasco s'exprime dans un registre autrement différent, peuplé de figures humbles et inquiètes, entre la dureté sociale et la rigueur religieuse. Son style à la limite de l'expressionnisme évoluera vers une tension toujours plus forte et troublante au gré de ses voyages à Milan, à Florence et dans sa Gênes natale. Croqué à la sanguine, Trois bûcherons transportant un tronc d'arbre découle des observations rapides mais sincères par l'artiste de ses contemporains, rendus sans concession dans la pénibilité du labeur. Autrefois donné à Sebastiano Ricci avec lequel Magnasco travaille à la cour des Médicis, Saint François consolé par la musique d'un ange violoniste repense le genre religieux dans une veine tourmentée et pathétique assez radicale, sans guère d'équivalent. La trajectoire mouvante et exclusive de Magnasco coïncide quelque peu avec un chant du cygne.

Luca Cambiaso (1527-1585), Énée fuyant Troie, portant son père Anchise, vers 1562-1563, plume et encre brune sur papier, 40,4x29 cm, Paris, musée du Louvre

Le onzième volume de l'inventaire général des dessins italiens complète copieusement ce panorama, même si sont exclus des artistes comme Perino del Vaga et Baccicio pour les rattacher plus justement à l'école romaine. Selon une formule déjà éprouvée avec succès, chaque œuvre est reproduite en couleur et fait l'objet d'une notice brève mais pertinente relative surtout à sa paternité. Dans le sillage de travaux de Mary Newcome-Schleier et d'autres spécialistes du dessin génois, Federica Mancini a repris toutes les attributions en rejetant certaines feuilles et en puisant dans les autres fonds du département des Arts graphiques comme elle l'explique dans un entretien. On citera ainsi La Vierge à l'Enfant avec sainte Catherine d'Alexandrie et saint Ambroise, dernièrement donnée à l'artiste piémontais Moncalvo mais restituée par l'historienne de l'art à Bernardo Strozzi. Le cas de Lucas Cambiaso témoigne de ce travail de connoisseurship : seules quinze feuilles sont retenues autographes, tandis que sont répertoriées plus de 130 copies, dont la faiblesse est trahie par la confrontation avec les dessins originaux connus. Sans surprise, le XVIIe siècle forme l'essentiel du fonds, grâce d'abord aux élèves de Cambiaso : Lazzaro Tavarone, Bernardo Castello, ou encore Giovanni Batttista Paggi pour les mieux représentés. La génération suivante n'est pas moins présente avec Giovanni Andrea de Ferrari et ses élèves Valerio Castello, Giovanni Benedetto Castiglione (ainsi qu'une rare feuille de son frère Salvatore Castiglione, et trois sujets animaliers de son fils Francesco) et Giovanni Andrea Podestà. Si les dessins génois de la fin du Seicento et de la première moitié du XVIIIe siècle s'avèrent relativement moins nombreux, la qualité ne décroit pas avec les Piola et De Ferrari, ainsi que les deux dessins de Magnasco. Neuf dessins, d'une facture il est vrai assez modeste, restent encore en quête d'une attribution. Près d'une cinquantaine d’œuvres ont été rejetées du fonds génois. Si la plupart sont prudemment laissées dans l'anonymat, signalons un dessin sans doute de jeunesse de Francesco Salviati, ainsi que deux copies de Castiglione par Michel II Corneille (une Scène de sacrifice : deux jeunes gens en adoration devant un ange et Dieu paraissant s'entretenir avec la Vierge assise à côté de l'Enfant Jésus) attestant une précoce fortune du maître génois en France.

Dessiner la grandeur Le dessin à Gênes à l'époque de la République, du 15 juin au 25 septembre 2017, Paris, musée du Louvre, rotonde Sully. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 09H00 à 18H00 ; nocturnes les mercredi et vendredi jusqu’à 21H45. Billet unique (collections permanentes et expositions) : 15€ sur place. Catalogue Dessins de l'école génoise du XVIe au XVIIIe siècle par Federica Mancini (Musée du Louvre / Officina Libraria, 2017, 368 pages, 95 euros).

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